Jules César et le percement de Pierre-Pertuis
Au XVe siècle naît une légende selon laquelle le général romain aurait fait ouvrir un passage dans la roche pour aménager la route du col entre Sonceboz et Tavannes. Les haches des armoiries de Bienne rappelleraient ce chantier. Laurent Auberson analyse l’origine de cette tradition.
Dans Passé simple du mois d’avril, il a été question de l’inscription latine surplombant le passage de Pierre-Pertuis. C’est sur la route qui relie dans le Jura bernois la vallée de la Suze à la source de la Birse. Cette inscription, gravée sur les ordres du magistrat d’Avenches Paternus, confirme que c’est à l’époque romaine que fut aménagée la route du col. Le trou naturel dans la roche a été agrandi alors pour permettre le passage. Une tradition née à la fin du Moyen Âge et sans lien avec l’inscription fait de Jules César le créateur de cette voie antique.
Au Moyen Âge se trouvait à Pierre-Pertuis un château fort attesté jusqu’en 1430 et dont il ne subsiste rien aujourd’hui. Le récit le plus riche en détails historiques est celui d’un chroniqueur officiel de Berne, Conrad Justinger, qui écrit entre 1420 et 1430. Il relate des faits remontant à novembre 1367: «Ceux de Berne s’engagèrent dans le défilé de Pierre-Pertuis; on lit dans les anciennes chroniques que l’empereur Jules César, venant de Rome et partant en campagne contre les Trévires, parvint à ce défilé que personne ne réussit à franchir. L’empereur dit alors: Il ne sied pas à la puissance impériale de devoir rebrousser chemin. On perça donc le rocher et aménagea un passage pour l’empereur. Ceux de Berne arrivèrent au même défilé, au-dessus duquel se trouve une maison forte dont ils s’emparèrent avant d’en occire les dix-huit défenseurs.» Les Bernois sont alors en guerre contre l’évêque de Bâle, Jean de Vienne, à la suite d’un incident survenu à Bienne, ville qui est leur alliée mais dépend de la souveraineté de l’évêque. C’est pour rejoindre leurs alliés soleurois que les Bernois franchissent le col de Pierre-Pertuis.
L’intervention de Jules César est surprenante et, sur ce point, on ignore tout des sources de Justinger. Historiquement, le récit est fantaisiste et incohérent: il ne trouve pas la moindre confirmation dans des textes antiques. En outre, au moment (en 54 av. J.-C.) où l’agitation des Trévires inquiète César, celui-ci se trouve déjà en Gaule et n’a donc pas besoin de traverser le pays des Helvètes. La solution du problème est donc à chercher non pas dans l’histoire antique, mais dans des constructions historiographiques plus récentes.
Si le Moyen Âge a largement ignoré le César historien de ses propres hauts faits, il a en revanche toujours conservé la mémoire de la figure historique et du modèle de souverain. Les origines de la légende de César faisant percer le rocher de Pierre-Pertuis resteront définitivement obscures, et le lien avec l’inscription latine connue dès la fin du XIIIe siècle paraît très improbable: nous sommes ici dans un registre différent, tout sauf scientifique.
C’est peut-être Soleure, l’alliée de Berne, qui nous donnera la clef de l’énigme. Selon une tradition consignée au XVIe siècle, mais certainement plus ancienne, la ville de Soleure aurait été fondée sur l’initiative de Jules César lui-même. Au XVIIe siècle, on a fait un amalgame entre les soldurii (mercenaires gaulois) dont parle César et le nom antique de la ville (Salodurum), mais cette confusion peut aussi avoir son origine dans une lointaine tradition orale. Et, ainsi que le rappelle encore une inscription de 1544/1555 sur le cadran de la Tour de l’Horloge, Soleure aurait été «la sœur de Trèves», soit la capitale des Trévires que combattait Jules César.
En 1367, Berne, dont les ambitions territoriales se tournent en direction du nord-ouest, n’a aucune antique tradition à offrir. Aussi est-il permis de supposer que la légende de César au col de Pierre-Pertuis est née dans des milieux bernois soucieux de donner à leur ambitieuse république un lustre antique équivalent à celui de ses alliés. Si l’on est déjà sensible aux références à l’Antiquité, on ne saurait cependant parler de science historique désintéressée, attitude dont on ne s’approchera qu’à la Renaissance.
César et les irréductibles Biennois
L’humaniste et cartographe Sebastian Münster connaît la légende césarienne et, en 1544, la version latine de sa Cosmographie en fait mention en deux endroits, à quelques pages de distance. La première fois, l’auteur se contente de rappeler que la roche a été «percée jadis par Jules César». La seconde fois, il est un peu plus explicite: «… ce col (…) ne serait pas aisément franchissable si, avant la naissance du Christ, Jules César, alors qu’il allait combattre les Séquanes, n’avait fait percer une porte à travers cet immense rocher.» La méthode scientifique de Sebastian Münster mérite attention. Il n’est pas question des Helvètes, dont la présence ne lui est pas nécessaire (il ne les a pas reconnus sur l’inscription de Pierre-Pertuis), mais des Séquanes, qui dans la géographie du monde celtique sont les voisins des Helvètes vers le nord-ouest. L’auteur a donc voulu reprendre une tradition consignée chez des auteurs qui lui paraissaient dignes de foi, mais avec le souci de la faire s’accorder avec le texte de César. En même temps, il raisonne en géographe. Mais surtout – et c’est ce qui le distingue de ses prédécesseurs – il ne procède pas à une construction historiographique douteuse motivée par des considérations idéologiques qui l’amèneraient à faire entrer en scène César ou les Helvètes. L’erreur qu’il commet est seulement typique de la science de son temps: c’est d’accorder par principe une force probante à la chose écrite.
Aegidius Tschudi a été le premier, vers 1550, à reconnaître les Helvètes dans l’inscription de Pierre-Pertuis. Mais l’historien glaronnais, dans sa Chronique helvétique, s’est aussi intéressé aux évènements de 1367: «Il y a longtemps, un empereur (à ce que l’on dit) aurait fait percer la montagne et le rocher au passage de Pierre-Pertuis et aménager une route.» On admire la prudence de l’auteur, qui sur son manuscrit a même biffé le mot «Julius» à côté de «keiser».
Cette prudence ne fera pas école partout. En 1627, un certain Johannes Augustinus Aeberli, chroniqueur et peintre au service de sa ville de Bienne, achève une Chronique de la louable ville de Bienne (demeurée manuscrite). Ce n’est plus de la science, mais un dithyrambe fallacieux – et grossièrement versifié de surcroît – réunissant les traditions les plus fantaisistes dans le but de donner un passé glorieux à Bienne, qui en 1610 a subi l’humiliation de devoir reconnaître la souveraineté du prince-évêque de Bâle. Reprenant l’interprétation étymologique (erronée) que Tschudi donnait du nom de Bienne (Bipenna – « hache [biel en dialecte] double »), Johannes Augustinus Aeberli l’investit d’une charge idéologique qui n’existe pas chez Tschudi et complète le récit en faisant de la hache biennoise l’outil même du percement de la roche de Pierre-Pertuis et en attribuant la fondation de Bienne à Lucius Munatius Plancus, gouverneur de la Gaule et réel fondateur d’Augst. Une régression manifeste, qui est restée sans suite dans l’historiographie, mais avait l’avantage de réconforter l’amour-propre des Biennois.
En matière de légendes, d’historiographie et d’histoire de la science, Pierre-Pertuis n’a donc rien à envier aux grands cols alpins.

Laurent Auberson,
Historien, Schaffhouse
Pour en savoir davantage: Laurent Auberson, «Pierre-Pertuis, le petit col devenu grand mythe», Passé simple, Mensuel romand d’histoire et d’archéologie, 4, avril 2015, p. 20-22.Histoire de Bienne, I: Des origines à 1815, Baden, 2013, p. 44 ; 96-104.
Cet article est tiré du numéro 6 du magazine Passé-simple paru en juin 2015.