Les Anabaptistes dans la montagne jurassienne
La tradition assure que les Anabaptistes se sont installés systématiquement au-dessus de l’altitude de 1000 mètres. Elle est fausse: à leur arrivée le mètre n’était pas en usage.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, des Anabaptistes persécutés par Berne ont trouvé refuge dans le sud de l'Ancien Évêché de Bâle, l’actuel Jura bernois. Selon une tradition solidement implantée dans les esprits, ils y auraient été confinés au-dessus d’une limite de mille mètres d'altitude. Comment le souverain aurait-il pu légiférer en se référant au système métrique, instauré en France en 1795, en Suisse en 1877? Comment un anachronisme aussi grossier a-t-il pu nourrir un véritable mythe? Une chose est vraie: fuyant les persécutions, les Anabaptistes se sont installés dans des lieux écartés. Ont-ils été victimes d’ostracisme au pays qui les a accueillis?

A y regarder de plus près, on découvre une complémentarité économique entre la montagne jurassienne et les besoins des réfugiés. La principauté épiscopale de Bâle allait du lac de Bienne à l'Alsace. Son souverain, à Porrentruy, portait la mitre et le sceptre. Il était prince territorial de seigneuries qui, dans le sillage de Berne, s'étaient ralliées à la réforme protestante, dont l'Erguël et la Prévôté de Moutier-Granval, jusqu'à la Roche St-Jean. Il exerçait ici sa souveraineté pleine et entière. Comme ailleurs, les villes bénéficiaient d’une large autonomie. Les alliances bernoises apportaient un certain contrepoids, en matière religieuse surtout.
Anabaptistes et Réformés
Les Anabaptistes se distinguaient des Réformés par le rejet du baptême des enfants, surtout. Mais c'est leur rapport à l'État qui posait problème: le refus de porter les armes et, pire encore, celui de prêter serment. Cela leur valut des persécutions cruelles à Berne et à Zurich, dès le XVIe siècle. Pour assurer leur survie, ils cherchèrent refuge ailleurs, avec plus ou moins de succès.
Les populations jurassiennes vivent, aux XVIIe et XVIIIe siècles, d'une agriculture de subsistance. La vaine pâture a cours. L’accès aux droits communautaires est verrouillé. Un immigrant, qu’il soit du village voisin ou d’ailleurs, doit pouvoir subvenir à ses propres besoins. Un meunier y parvient, par exemple. Quelques artisans se procurent des grains sur le marché. Cependant, la rareté des surplus céréaliers exige que chacun, ou presque, produise les aliments dont il a besoin. Les mauvaises récoltes ont souvent des conséquences directes sur la santé de la population.
Les paysans sans terres gagnent tant bien que mal leur maigre pitance comme journaliers. Les plus chanceux amodient les terres et métairies éloignées, le plus souvent situées sur les crêtes ou dans les lieux écartés. Amodier? Amodiation? Dans un poêle ou à l'auberge du village, en présence d’un notaire, les propriétaires «mettent leurs métairies en monte». Elles seront attribuées au plus offrant, pour une ou plusieurs années. Le destin des familles pauvres se joue dans ces moments: elles y perdent parfois leurs moyens d'existence, ou en trouve de nouveaux. D’autres partent «à la guerre», au service de France, de Hollande, de Prusse… Ainsi s’entretient, pendant des siècles, un équilibre entre la population et la capacité du terroir à la nourrir.
Arrivent les Anabaptistes, désespérément en recherche de lieux d'implantation. Ils participent à ces enchères et haussent même la mise. Les adjudications leur sont, de ce fait, favorables. Ils vont s'installer dans des fermettes éloignées, pour lesquelles ils ont promis des censes élevées. L'hiver venu, ils n'auront pas de repli au village: ils resteront dans leur refuge à l’année. Pour ce faire, ils développeront l'agriculture de montagne et s'adonneront à des activités parallèles: le tissage surtout. Isolés, mais organisés en réseau solidaire, ils entretiendront peu de contacts avec les villageois. La langue les en sépare, mais aussi la pratique religieuse.
La présence des Anabaptistes en terres réformées contrevenait au principe de l’unité confessionnelle territoriale. Allait-on s'y cramponner et le faire respecter en chassant les nouveaux venus? En 1731, on s’adresse au souverain pour demander leur expulsion. Ce sont des «gens errants, d’une mauvaise secte, odieux». La pression est si forte que le prince semble céder. Il va décréter l'expulsion des Anabaptistes. Il est alors assailli de pétitions contraires, demandant leur maintien, puisque ce sont des «gens utiles, à l’avantage du pays». On reconnaît, parmi les signataires de ces dernières requêtes, le nom des familles qui, justement, attribuent leurs métairies par amodiation.
De quel côté le prince-évêque va-t-il pencher? De celui des possédants, sans surprise. Ne perçoit-il pas les deniers de résidence des habitants non bourgeois? Il oubliera donc très vite le projet d'ordonnance d'expulsion qu'il avait fait rédiger.

Mystérieux mille mètres
Tout semble limpide. Mais alors, pourquoi ce mythe d’une installation des Anabaptistes au-dessus des mille mètres? Impossible de trouver trace de son origine. En 1965, Jean-René Suratteau (Le Département du Mont-Terrible sous le régime du Directoire (1795 à 1800), Paris, 1965, page 32) affirme sans rougir, «qu’une législation leur avait accordé vers 1730 les deux versants (des montagnes) au-dessus de 1000 mètres d’altitude». Il ne cite pas sa source: elle est inexistante. Une invention sans fondement, qui tente de donner une explication, absurde, à ce phénomène frappant: l’éparpillement des familles anabaptistes dans les lieux écartés et donc le fait que les Anabaptistes ont constitué, jusqu’à assez récemment, une sorte de société parallèle. Le mythe découle aussi de la méconnaissance de l’origine de la persécution. Le souvenir de la Berne d’Ancien Régime, auteur des persécutions, s’est estompé et a été remplacé par l’image clémente de l’État libéral. Peut-être a-t-on imaginé, par conséquent, d’autres formes d’ostracisme, simplistes: les mille mètres, de prétendus lieux de culte cachés… L’ennui, c’est qu’alors le bourreau a disparu, et le pays d’accueil devient persécuteur.
La vérité est simple: entre les besoins des réfugiés anabaptistes, d'une part, et le potentiel agricole des montagnes et des endroits reculés des seigneuries protestantes de l'ancien Evêché de Bâle, d'autre part, il y avait complémentarité. La logique économique, comme toujours dans les phénomènes migratoires.
L’anabaptisme ou la Réforme radicale
L’anabaptisme est apparu à Zurich dès la Réforme, qu’il jugeait insuffisante. Il s’est répandu en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Moravie et ailleurs encore. Il demandait le baptême d’adultes consentants (anabaptiste signifie rebaptiseur, en allemand Täufer ou Wiedertäufer). Il refusait la prestation de serment et le port d’armes, contestant le lien entre l’Église et l’État. Pour ces dernières raisons et dès les années 1520, il a subi une dure répression de la part des autorités civiles. Au XVIe siècle, l’adhésion à l’anabaptisme était punie de mort. Par la suite, le bannissement devint la règle, surtout de la part des cantons suisses concernés. Dès la fin du XVIIe siècle, il n’y avait pratiquement plus d’Anabaptistes à Zurich. Berne maintint la pression jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, sur des communautés qui subsistaient principalement dans l’Emmental.
Par vagues successives, du XVIe au XVIIIe siècles, les Anabaptistes quittent donc le pays bernois. Ils trouvent d’abord refuge dans les vallées protestantes de la principauté épiscopale de Bâle (Saint-Imier, Moutier), puis dans le pays de Montbéliard, l’Alsace, la Moravie et les Pays-Bas (les Mennonites hollandais, de même origine religieuse, leur sont venus en aide). Le pasteur anabaptiste alsacien Jakob Amman, d’origine bernoise, donne son nom à la communauté Amish, qu’il a initiée à la fin du XVIIe siècle. L’exil vers les Etats-Unis, en particulier la Pennsylvanie, suivit l’édit d’expulsion des Anabaptistes d’Alsace, en 1712.
Pierre-Yves Moeschler
Pour en savoir davantage: Pierre-Yves Moeschler, Les Anabaptistes et la Montagne jurassienne, histoire d’une complémentarité. Institut jurassien des sciences, des lettres et des arts, Nouveaux Cahiers 4/2010
Cet article est tiré du numéro 5 du magazine Passé-simple paru en mai 2015.