Chronique d’un poste-frontière sur le Doubs, 1940-1944
Grâce aux archives de son père mobilisé, Vincent Quartier-la-Tente peut raconter la vie d’un pont frontalier pendant la Seconde Guerre mondiale.
Biaufond se trouve sur le Doubs. Actuellement à cheval entre les cantons de Neuchâtel et du Jura. C’était aussi la frontière avec la France vaincue et occupée par l’Allemagne nazie dès 1940. A partir du 19 juin 1940, le carabinier André Quartier-la-Tente et ses camarades de la compagnie frontière carabiniers II/224, qui montent la garde sur ce point stratégique, vont vivre des moments historiques dans l’extrémité nord-ouest du canton de Neuchâtel, en particulier sur le pont de Biaufond qui, à chaque extrémité, abrite les douanes suisse et française. André Quartier-la-Tente a laissé des documents et des photographies qui permettent de retracer la chronique de Biaufond entre 1940 et 1944.
La Deuxième Guerre mondiale éclate le 3 septembre 1939. Après plusieurs mois d’une «drôle de guerre», la Wehrmacht effectue une percée à Sedan le 13 mai 1940. Elle balaye l’armée française en appliquant une nouvelle stratégie, le Blitzkrieg. En retraite, bien des unités françaises atteignent le Jura et se présentent aux frontières suisses.
Durant trois jours, Biaufond va assister à un défilé ininterrompu de troupes françaises et polonaises (2e division polonaise de chasseurs à pied commandée par le général Prugar-Ketling et subordonnée au 45e corps d’armée français) auxquelles se mêlent des civils épuisés et inquiets. Au milieu du pont sur le Doubs, les chefs français sont renseignés par des officiers suisses sur les conditions d’internement. Ayant appris de Berne qu’une armée française se reforme dans la région de Lyon, le major suisse Gerber, commandant du bataillon frontière carabiniers 224, prend sur lui d’en informer ses collègues français. Quelques unités repartent en arrière afin d’essayer de la rejoindre, mais la plupart acceptent d’être internés. Les soldats français franchissent le pont et déposent leurs armes, avant d’être dirigés sur La Chaux-de-Fonds. Les arrivants sont épuisés, certains marchent en retraitant depuis le nord de la France et n’ont pas dormi depuis des jours.
Dans la nuit du 19 au 20 juin, une patrouille suisse recueille une section de Polonais qui franchit le Doubs sur la prise d’eau de l’usine électrique du Refrain. Des deux côtés, les soldats ont failli tirer: les Polonais croyant avoir à faire à des Allemands à cause de la forme des casques helvètes et les Suisses troublés par les réponses en polonais à leurs sommations.
Sur le pont, le défilé continue. Soudain arrive une grosse unité de DCA équipée de camions Renault flambant neufs. Une fois le dernier véhicule passé, le commandant français, après avoir discuté avec les soldats suisses, revient sur France et se suicide avec son pistolet. Petit à petit le flot des arrivants diminue. Les derniers soldats français à franchir le pont de Biaufond remettent la clé du fortin situé à son extrémité aux soldats suisses.

Arrivée des Allemands
Pendant deux jours, hormis des bruits de canons provenant du plateau de Maîche, la situation est calme au fond des gorges du Doubs. Soudain le 23 juin, des motocyclistes allemands arrivent à l’entrée du pont. Leur chef se présente aux officiers suisses pendant que ses hommes font sauter la porte du fortin, faisant rire sous cape les Suisses qui en détiennent la clé.
Rapidement, les troupes d’élite allemandes du secteur sont remplacées par des soldats plus âgés ayant, pour beaucoup, déjà été engagés en 14-18. Une section allemande, cantonnée à l’hôtel de La Rasse, garde le pont qui conduit en Suisse. Cependant, ce petit coin de France, n’est accessible, par véhicule, que par la Suisse. Seul un sentier très pentu permet de rejoindre, à pied, le village français de Blancheroche. Un accord a donc été conclu avec les autorités suisses, assurant le ravitaillement en vivres de ce poste allemand par le pont de Biaufond, puis par celui de La Rasse. Ainsi tous les matins, la subsistance des soldats du Reich en poste à La Rasse transite par la Suisse sur une carriole hippomobile.
Tenus en joue à leur insu
De l’autre côté du Doubs, les sentinelles suisses montent la garde à côté de la maison des douanes. Sur le pont, ils causent parfois avec leurs collègues allemands qui s’ennuient autant qu’eux. Certains traversent même le pont pour aller boire un verre en douce à l’hôtel avec l’accord tacite des Allemands. Ainsi, jusqu’à la retraite allemande de 1944, des soldats suisses vont monter la garde face à un petit bâtiment annexe de l’hôtel situé dans l’axe du pont de La Rasse. En avril 2000, lors d’une balade sur place, André Quartier-la-Tente visite l’intérieur de ce bâtiment avec l’hôtelier et constate la présence d’une embrasure blindée pour mitrailleuse, camouflée à l’extérieur par un tas de bois. Une inscription au pochoir sur un mur indique la présence, à l’époque, d’une centrale de transmissions. Il se rend compte alors que ses camarades et lui, de garde sur le pont de La Rasse, ont été constamment mis en joue par une mitrailleuse allemande.

Vincent Quartier-la-Tente,
Cet article est tiré du numéro 4 du magazine Passé-simple paru en avril 2015.