La Saint-Barthélemy, c’est plus chic qu’Estavannens
La famille Ramel de Château-d’Oex affirme descendre d’un survivant du massacre des protestants français. L’enquête réalisée par le généalogiste Pierre-Yves Favez montre qu’elle viendrait de Gruyère.
En matière généalogique, on ne peut être originaire de son lieu d’origine. On doit être auparavant venu d’ailleurs… Dans les régions réformées romandes, la provenance est toute trouvée: le refuge huguenot. De fait, l’Edit de Fontainebleau, qui révoquait en 1685 l’Edit Nantes accordant la liberté de culte aux protestants, a contraint à l’exil une grande partie de ceux qui appartenaient à la «RPR» (religion prétendue réformée). L’accueil de ces réfugiés, dont un bon nombre n’était que de passage, a lourdement pesé sur Genève, le Pays de Vaud et la principauté de Neuchâtel.
Le souvenir s’en est perpétué au sein de leurs populations marquées par cet exode. Au fil des générations, des familles locales se sont peu à peu persuadées d’être issues de Huguenots français. Et ces convictions, bien que souvent non étayées dans les faits, étaient, et sont encore, valorisées par le sentiment de descendre de personnes remarquables par leurs valeurs morales, ayant osé tout abandonner pour conserver leur foi. Voilà de quoi rehausser le sentiment d’appartenir à une famille aux qualités éprouvées concrètement dans l’histoire.
Par malchance, il arrive que les attestations connues des familles romandes soient trop anciennes pour être rattachées au Refuge de 1685. On se reporte alors aux guerres de religion du XVIe siècle, en particulier aux massacres de la Saint-Barthélemy qui se déroulèrent en France pendant la nuit du 23 au 24 août 1572. En fait, une partie de ceux qui s’étaient alors réfugiés en Suisse était retournée au pays après la proclamation de l’Edit de Nantes de 1598. Ce fut le cas notamment de la famille de Chandieu, qui connut ainsi deux refuges…
Le Pays-d’Enhaut était terre d’émigration en raison d’un terroir peinant à nourrir une population excédentaire. Pour cette raison, il n’a pas recueilli de réfugiés huguenots. Il n’a pourtant pas échappé à cette tradition visant à se trouver un ancêtre français réformé. C’est en particulier le cas de la famille Ramel, dont la tradition familiale rapporte qu’elle est issue du Refuge huguenot consécutif au massacre de la Saint-Barthélemy de 1572. Cette opinion semble confortée par l’écrit: le Livre d’or des familles vaudoises précise que son établissement à Château-d’Oex est antérieur à 1596, alors qu’André Gétaz l’omet parmi les familles anciennes de la vallée dans son ouvrage Le Pays-d’Enhaut sous les comtes de Gruyère.
Des Ramel à La Frasse
Cette reconstitution ne résiste pas aux témoignages historiques: déjà, le premier registre paroissial de Château-d’Oex, qui débute en 1571, mentionne cette année-là le mariage d’une fille Ramel de La Frasse (hameau à l’ouest de la motte de l’église de Château-d’Oex) le 1er juillet et le baptême le 21 octobre d’une autre fille Ramel. Les Ramel résident donc au Pays-d’Enhaut avant la nuit de la Saint-Barthémy en 1572. On peut préciser l’origine des Ramel par l’examen des terriers, ancêtres du registre foncier.

La première trace de cette famille à La Frasse remonte au milieu du XVe siècle, sans qu’on puisse la dater précisément: elle figure dans un document de 1558 qui mentionne l’existence déjà ancienne du couple formé par Jean Ramel et son épouse Thévena fille de Girod de La Frasse. Le document original ne nous est pas parvenu, mais on connaît une reconnaissance passée en 1438 par Girod fils de feu Perret de La Frasse, à laquelle le nom de son gendre Nicod Blanchod a été rajouté. On peut donc en déduire que Jean Ramel est probablement devenu par la suite le beau-frère de ce dernier entre 1440 et 1450. Jean Ramel vivait donc au Pays-d’Enhaut un bon siècle avant la Saint-Barthélemy.
On sait que Jean Ramel est décédé quand son fils Pierre Ramel prête reconnaissance vers 1490 apparemment (le terrier est perdu) comme sujet du comte de Gruyère pour ses biens à La Frasse. Pierre est à son tour dit défunt quand son fils Aymonet passe reconnaissances en faveur du curé d’Oex et du comte de Gruyère en 1523. Ce dernier meurt avant 1539 en laissant six fils. Dès lors, la filiation est assurée et aisée à suivre par les terriers et les registres paroissiaux. Il est remarquable de constater que les Ramel résident à Château-d’Oex depuis plus de 550 ans.
Comme dans de nombreux autres cas où une famille réformée romande se prétend issue du Refuge, la famille Ramel n’a pas comme ancêtre fondateur un courageux protestant français. Les Ramel viennent bien plus probablement de la basse Gruyère. On rencontre en effet à Estavannens, non loin de Broc, également dans le comté de Gruyère, une famille homonyme installée dès le début du XVe siècle, où elle joue un rôle en vue – Jaquet Ramel et les frères Thomas et Jean Ramel y sont cités en 1411. La famille de La Frasse pourrait bien en provenir, sans toutefois qu’on puisse le prouver. Cet exemple illustre la fragilité que peut avoir la tradition familiale. Même lorsque l’on est pleinement convaincu de sa véracité, il convient de la confronter à la réalité des faits… et les surprises peuvent survenir!
Pierre-Yves Favez,
archiviste et généalogiste
Pour en savoir davantage: Pierre-Yves Favez, «Ramel de Château-d’Oex», les Nouvelles du Cercle vaudois de généalogie , Chavannes-près-Renens, N 89, décembre 2014, p. 5-8. Pierre-Yves Favez, «Patronymes et mythes des origines», dans Clio dans tous ses états, Gollion, 2009, p. 703-717.
Cet article est tiré du numéro 2 du magazine Passé-simple paru en février 2014.